
J’ai coutume de répéter que la société met toujours 30 ans à intégrer les grands concepts, c’est un épiphénomène récurrent que j’ai constaté à tout propos, sur quantité de sujets. Et je prends pour exemple le Sommet de Rio « Rassemblement pour la Terre » en 1992, c’est vraiment en 2022 que l’humanité s’est projetée dans l’écologie. Ou encore le Protocole de Kyoto, qui produira ses effets à partir de 2025. La signature du protocole date de 1997, mais c’est en 1995 qu’on en a parlé. Les années suivantes ce n’était plus qu’un processus normal débouchant finalement sur une signature.
Et donc c’est pareil pour les siècles. Le calendrier entre dans un siècle a un chiffre rond, mais la société n’est dans le siècle que 30 ans plus tard, ça fait que tout comme c’est à partir de 1930 que le modèle économique du 20e siècle reposant sur l’emploi a été installé, c’est à partir de 2030 que celui du 21e siècle émergera, tout ce qui se produira jusque-là n’est qu’une phase d’appropriation ou tout et n’importe quoi peut se dire et se produire. Et c’est systématique, historiquement, on peut trouver des tas d’exemples.
Avec internet, j’ai le sentiment d’être passé à côté de quelque chose en ne répertoriant pas les épisodes où il a créé sa propre vérité. On peut considérer qu’internet est apparu en 2000. En 2001 quasiment personne n’accédait à internet et dans de très mauvaises conditions et uniquement dans les pays développés. En 2004 le quart des foyers développés y accédait et il commençait à apparaître dans les économies moins avancées, ce qui était déjà considérable. En 2010 quasiment les trois-quarts étaient équipés dans les pays développés et en Afrique une grosse partie l’utilisait. Aujourd’hui c’est probablement plus de 90 % dans les pays développés et en Afrique internet est devenu un outil incontournable pour tout, le numéro de téléphone sert même de compte en banque.
Je pense donc pouvoir affirmer sans sourciller que le fait qu’internet génère sa propre vérité est le prix à payer, la contrepartie, de l’intégration de l’outil internet par la société. Internet existe depuis longtemps, il est utilisé par les fraudeurs et trafiquants en tous genres depuis la fin des années 70, par les institutionnels financiers, banques, bourses et banques, depuis le début des années 80, très pratique pour l’évasion fiscale. Par les entreprises et quelques particuliers favorisés dès la fin des années 80, mais c’était vraiment professionnel, il n’y avait pas grand-chose. D’ailleurs, en 97 Bill Gates lui-même affirmait que Internet resterait un outil, qu’il ne connaîtrait jamais quelque chose de conséquent et il n’était pas le seul. Internet, date donc bien de 2000. Par conséquent la société est en train de digérer l’outil internet, de se l’approprier. Chaque vérité créée induit une mise à jour de tous les sites, la vérité disparaît alors, tout simplement. Même l’Encyclopaedia Universalis s’y est mis, désormais ce n’est plus elle qui fait référence, mais elle s’actualise au gré d’internet. Wikipedia prend progressivement la place de la vérité scientifique ou historique.
Et le même processus que pour toute chose y est applicable. En 2004 quand je disais qu’internet allait corrompre la démocratie à cause des fake news si on ne régulait pas, on me rétorquait que non, internet est le dernier espace de liberté, que la population est capable de faire la distinction, qu’il ne faut surtout pas réguler. Nous savons aujourd’hui de quoi il retourne. Internet est désormais l’instrument de guerre des puissances qui distillent leur propagande, il a généré une poussée du populisme d’extrême-droite, mis en place Donald Trump aux USA ou Bolsonaro au Brésil, permis à Poutine de s’implanter et de faire croire qu’il était un bon dirigeant, plus récemment installé Javier Milei à la tête de l’Argentine, permis au RN en France ou l’UDC en Suisse de faire une poussée terrible… à cause des fake news que désormais on cherche à réguler. Quiconque sait le manipuler obtient ce qu’il veut, même parfaitement absurde et contraire à l’intérêt général. Ce qui est par ailleurs également un signe de l’appropriation par la société de l’outil internet. La conséquence de ne pas avoir régulé plus tôt, outre les dégâts considérables sur la démocratie, est que désormais ceux qui seront muselés parce qu’ils disent n’importe quoi se réfugient sur des plateformes dédiées, comme Odysee, par exemple. « Puisque on a peur de la vérité et de la liberté d’expression, on se retrouve entre nous où on a le droit de s’exprimer ».
Ainsi, un certain nombre de choses se fixent non plus en fonction des réalités séculaires, mais de l’opinion générale. Celle qui m’a véritablement choqué, c’est le débat sur « au temps pour moi » ou « autant pour moi » ? Un débat déjà visible au moins au début du 19e siècle, qui ne date donc pas d’hier et que internet a réglé en deux coups de cuiller à pot, en quelques années de polémique ridicule. « Au temps pour moi » est évidemment complètement absurde, on peut même dire que c’est du grand n’importe quoi qui ne signifie rien. Mais il y a une jolie histoire dessus d’un prétendu haut gradé qui aurait assisté à un spectacle d’équitation, bla-bla. « Autant pour moi » est évident : « la même chose pour moi »… une expression tout ce qu’il y a de plus française et banale. Mais voilà, il n’y a pas de récit derrière pour justifier l’absurde et donc ça ne passe pas. Tandis que « au temps pour moi », c’est absurde et il y a une histoire, donc c’est vrai. Internet, c’est la force du storytelling, un terme dont tout le monde se gargarise aujourd’hui. Avant internet, le marketing préconisait un scénario, aujourd’hui il préconise le storytelling. Peu importe ce que vous dites, même n’importe quoi, du moment que c’est Bôôô, c’est gagné.
Si j’avais pu me douter à l’époque où j’ai commencé à constater qu’internet créait sa propre vérité et que j’aie scrupuleusement répertorié les cas (parce que j’en ai aussi trouvé pour les USA, dans le processus fondateur, dans le processus constitutionnel, sur le far-west, etc..), des tas de choses simplement fausses et généralement du grand n’importe quoi, qui semble véritablement être l’élément commun, j’aurais pu en faire quelque chose. Je me dis que si je l’avais fait j’aurais pu en créer une loi, comme la « Loi de Brandolini », qui est récente et également issue d’internet où la moindre connerie prend une ampleur telle (parce que c’est une connerie et donc que c’est vrai) qu’il n’est pour ainsi dire plus réaliste de la démonter. J’aurais pu appeler cette loi « Loi de la vérité d’internet » dont le libellé aurait pu être un truc genre : « plus un fait est discuté avec des visions qui s’opposent et plus internet aura tendance à établir comme vraie la partie la plus absurde mais reposant sur un récit, contrairement à l’autre répondant à des faits ».
Néanmoins, après mûre réflexion, je me dis que l’aberration, l’oblitération, de la vérité historique est potentiellement la solution au rassemblement vis-à-vis des murs de la transition écologique et sociétale. Un processus d’identification derrière un récit commun et donc la construction d’un nouveau référentiel social débouchant sur un modèle de société qui rejette, efface, le précédent. Les nouvelles générations, nées à la fin des années 90 ou après 2000 rejettent inconsciemment l’ancien monde et se créent le leur, ce qui évidemment choque ceux qui ont vécu dans l’ancien. Mais la dichotomie est bien là, les jeunes s’en fichent du travail et de la voiture, ils veulent voyager trop loin pour y aller en voiture, ils ont d’autres préoccupations. Ils vivront très vieux, potentiellement tout le 21e siècle, puis le 22e et il est même possible que certains voient le 23e. Alors que moi et ceux de mon âge nous ne sommes même pas certains de voir la moitié du 21e siècle. Ils auront à grandir dans une série de décennies probablement les plus épouvantables de l’Histoire de l’Humanité. Pas forcément en dureté, il s’est produit des atrocités plus abominables les unes que les autres partout et tout le temps, elles émaillent l’Histoire, mais en ampleur, pour la première fois c’est universel, avant on pouvait éventuellement fuir, aujourd’hui, cette possibilité n’existe plus, sauf à partir sur Mars. Forcément, peu leur chaut la vérité authentique si la nouvelle permet d’avancer vers une nouvelle civilisation qui résout les problématiques du précédent.
Ce qu’il faut, c’est apprendre à faire abstraction de la vérité d’un monde en disparition qui est donc sans réelle importance. Rien ne dit que dans 50 ans il n’y aura pas une correction de toutes ces absurdités, un jeune, devenu un grand intellectuel grisonnant, qui dira : « on a quand même fait et dit n’importe quoi » et il entamera un travail de rétablissement de la vérité qui remettra tout le monde dans le débat, mais dans le nouveau monde, avec un nouveau système d’intelligence, une société plus complexe, plus globalisée, des civilisations sur d’autres planètes… C’est juste que chaque étape, chaque évolution, doit avoir sa contrepartie. Nous ne sommes pas à la fin de la civilisation, mais à son début. Nous sommes à la fin de la préhistoire de la civilisation, comme Néandertal a été la fin de la Préhistoire de l’Humanité. C’est maintenant que l’aventure commence. L’Humanité a acquis la connaissance nécessaire pour s’affranchir progressivement de la contrainte de la ressource, nous entrons dans l’ère du Noocène, de l’industrie nous passons à l’intelligence, où elle prend conscience de son environnement et s’envole vers les étoiles. Un tel changement aussi radical doit fort logiquement induire mécaniquement des pertes, il faut larguer du lest pour construire le nouveau récit et appréhender les nouveaux possibles.